La prétendue responsabilité « délictuelle » pour rupture brutale de relations commerciales établies
Toute entreprise qui reçoit des services ou se fait livrer en France des biens par un fournisseur depuis plusieurs années doit prendre conscience que dans l’hypothèse où elle résilie son contrat ou en refuse le renouvellement, elle s’expose à verser à ce fournisseur une indemnité en application de l’article L442-1 II du Code de commerce.
Ce texte issu de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 et remplaçant l’ancien article L442-6 I 5° du même Code, dispose en effet qu’
« engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels ».
Depuis une quinzaine d’années, la Chambre commerciale de la Cour de cassation affirme avec la plus grande constance que cette responsabilité, née de la rupture brutale de relations commerciales établies, revêt une nature délictuelle [1], « extra-contractuelle » devrait-on dire depuis la réforme du droit des obligations par l’ordonnance du 10 février 2016.
Force est néanmoins d’observer au fil des années et des arrêts que cette assertion prétorienne, telle un vieux manoir négligé, se délite et se fissure progressivement. Les décisions rendues depuis quatre ans n’en consacrent aucune des conséquences processuelles prévisibles (I). Elles les contredisent même et ne peuvent prendre appui que sur le postulat contraire, celui d’une responsabilité contractuelle spéciale (II), dont le postulat mériterait d’être désormais reçu (II).
I- Le refus d’admettre à titre subsidiaire la responsabilité délictuelle de droit commun.
S’il s’agissait, d’emblée, d’une responsabilité délictuelle spéciale, prévue par un texte spécifique, à savoir l’article L442-1 II dudit Code, le plaideur pourrait invoquer subsidiairement les dispositions de la responsabilité extra-contractuelle du droit commun, celle fondée sur la faute , pour voir ses prétentions aboutir. Or il n’en est rien. Par un arrêt du 2 octobre 2019 , la Chambre commerciale de la Cour de cassation a déclaré que
« les dispositions de l’article L442-6, I, 5° du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, étant exclusives de celles de l’article 1382, devenu 1240, du Code civil, c’est à bon droit que la cour d’appel a retenu qu’en l’absence de toute faute délictuelle distincte établie, la demande fondée sur ce dernier texte devait être rejetée ».
Certes, l’arrêt conserve l’assimilation implicite de la rupture brutale d’une relation commerciale établie à une « faute délictuelle ». Et il donne le sentiment que son indemnisation résulte de l’engagement d’une responsabilité délictuelle spéciale.
Toutefois, il ferme expressément les vannes du recours subsidiaire à la responsabilité extra-contractuelle. Il exige en effet la preuve d’une « faute délictuelle distincte » laquelle, par hypothèse, ne peut exister dans le cadre de relations commerciales par nature contractuelles. De pure forme, la réserve ainsi faite à la démonstration d’une telle faute fait à peine illusion et dissimule mal que la responsabilité délictuelle de droit commun est une voie sans issue pour le plaideur.
En outre, si de responsabilité délictuelle spéciale il était véritablement question, le contractant victime de cette rupture brutale ne devrait pas pouvoir invoquer, dans son assignation ou ses conclusions en demande, les dispositions relatives à la violation d’un contrat source de responsabilité contractuelle. Le principe, bien assis en jurisprudence comme en doctrine, du « non-cumul » des responsabilités contractuelle et délictuelle proscrirait l’option entre ces demandes.
Et, pourtant, la Chambre commerciale de la Cour de cassation juge l’inverse. Ce principe, réplique-t-elle, « interdit seulement au créancier d’une obligation contractuelle de se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle et n’interdit pas la présentation d’une demande distincte, fondée sur l’article L442-6, I, 5° du Code de commerce, qui tend à la réparation d’un préjudice résultant non pas d’un manquement contractuel mais de la rupture brutale d’une relation commerciale établie » .
En somme, le contractant échaudé peut invoquer la responsabilité contractuelle de l’auteur de la rupture sur le fondement du droit commun des contrats, comme celle issue du texte du Code de commerce.
Ces deux décisions, totalement inintelligibles si l’article L442-1 du Code de commerce organisait une responsabilité délictuelle spéciale, ne se comprennent en réalité que si l’on postule que ce texte organise une responsabilité contractuelle spéciale.
II- L’admission à titre subsidiaire de la responsabilité contractuelle de droit commun.
La Cour de cassation admet en effet que le plaideur peut se reporter subsidiairement aux dispositions légales régissant la responsabilité contractuelle de droit commun [7]. En l’espèce, une société spécialisée dans le recouvrement de créances avait conclu avec une société civile professionnelle médicale un contrat de prestations de services à cet effet d’une durée d’un an renouvelable par tacite reconduction. Le contrat avait été renouvelé douze années durant.
Reprochant à sa cliente d’avoir rompu brutalement leurs relations en ne lui transmettant plus aucun dossier de recouvrement, la société prestataire avait agi contre son ancienne cliente sur le fondement de la responsabilité délictuelle [8], se conformant ainsi à la posture de la Chambre commerciale : si la responsabilité de l’article L442-6 I 5° est une responsabilité délictuelle spéciale, la victime d’une rupture née de relations civiles établies exclues du champ de ce texte (qui ne vise que les relations « commerciales » établies) devrait pouvoir engager la responsabilité délictuelle de droit commun de l’auteur de la rupture.
Et, cependant, la Chambre commerciale réplique qu’il appartenait à la société prestataire, parce qu’elle était unie à la date de la rupture par des relations contractuelles, de mettre en cause la responsabilité contractuelle de la société civile professionnelle :
« après avoir relevé qu’à la date de la rupture litigieuse de leurs relations, les parties étaient liées par un contrat et que la société Cap recouvrement, estimant que les dispositions de l’article L442-6, I, 5°, du Code de commerce n’étaient pas applicables à la rupture de la relation établie qu’elle entretenait avec la société Pathologie Nord-Unilabs en raison de la forme civile de cette dernière, avait fondé son action sur l’article 1382, devenu 1240, du Code civil, l’arrêt retient à bon droit que la réparation du préjudice susceptible de résulter de cette rupture ne peut être demandée que sur le fondement des règles de la responsabilité contractuelle ».
C’est admettre, sans ambages, que toutes les fois qu’elle intervient entre des contractants, la responsabilité pour rupture brutale de relations commerciales établie s’analyse en une responsabilité contractuelle spéciale !
D’ailleurs, la Cour de cassation a récemment censuré pour défaut de base légale un arrêt d’appel, qui avait débouté un distributeur sélectif de maroquinerie de sa demande d’indemnisation au prétexte qu’il n’avait pas réalisé le montant d’achat minimum par semestre requis par son contrat, sur le motif que la Cour d’appel n’avait pas caractérisé « les circonstances conférant au manquement contractuel reproché un degré de gravité suffisant au sens de l’article L442-6 I 5° du Code de commerce » . Comment la rupture brutale d’une relation contractuelle pourrait-elle dans ces conditions engager la responsabilité délictuelle de son auteur, si celui-ci argue pour s’en exonérer du manquement contractuel de son cocontractant ? L’incohérence serait confondante.
Mieux, lorsque le fournisseur cède son entreprise à une autre activité, la Cour de cassation considère qu’il échet d’examiner s’il a été dans l’intention des parties que le cessionnaire poursuivre la relation commerciale originelle pour déterminer l’ancienneté des relations si advient ensuite une rupture. Un arrêt de cassation refuse à cet égard de prendre en compte les relations commerciales initiales d’une société de vente de tissus à son fournisseur au motif que « le contrat » liant les parties n’a pas été repris par le cessionnaire désigné par le plan de redressement par voie de cession, de sorte que les parties n’ont pu avoir la volonté de poursuivre la relation commerciale initiée avec le fournisseur tombé en redressement judiciaire.
On comprend a contrario que la relation commerciale établie serait réputée maintenue avec le cessionnaire, et une rupture brutale éventuellement recherchée, si la poursuite du contrat par le cessionnaire était inscrite dans le plan. Une telle interrogation n’a de sens que dans le cadre d’une responsabilité contractuelle où les relations de la victime d’une résiliation ou d’un non-renouvellement avec un tiers n’entrent dans le champ de l’indemnisation que si le préjudice qui s’ensuit est prévisible pour le cocontractant : situation qui ne se présente que si l’auteur de la rupture est le cessionnaire dudit tiers.
III- L’invitation à y voir une responsabilité contractuelle spéciale.
Décidément, il est temps que la Chambre commerciale renonce une fois pour toutes à sa doctrine. Il n’est pas sain, chaque fois que la rupture de relations commerciales établies prend la forme d’une résiliation de contrat ou du non-renouvellement d’un contrat à durée déterminée, de prétendre qu’elle intervient entre des étrangers, lieu d’exercice de la responsabilité extra-contractuelle. La rupture brutale est avant tout la méconnaissance d’une obligation contractuelle spécifique, celle instaurée par l’article L442-1 II de ne pas rompre la relation contractuelle sans offrir au cocontractant un préavis d’une durée ajustée à l’ancienneté de leur relation et d’autres circonstances telles que l’état de dépendance économique de ce dernier.
Ce ne peut, dans cette situation, qu’être un cas particulier de responsabilité contractuelle, ainsi que l’a soutenu le Professeur Mainguy.
Cet auteur considère que la qualification de responsabilité délictuelle ne devrait, en définitive, qu’être réservée aux situations où la rupture intervient en l’absence de contrat.
Nous irons plus loin. Nous pensons qu’il n’est même pas possible d’identifier des relations commerciales établies qui ne soient pas contractuelles au sens du droit commun des contrats. Le contrat n’est pas nécessairement un document paraphé et signé par les parties.
Conformément au principe du consensualisme qui puise au droit canon et a inondé notre droit depuis le XVIe siècle, un contrat n’est que l’échange – même informel – de consentements en vue de créer, modifier, éteindre ou transférer des obligations et des droits entre ses parties. Or si des relations sont établies, c’est qu’elles ont dépassé le stade des pourparlers (dont la rupture est de nature délictuelle) et que les parties ont noué ensemble leur contrat, même informellement. Si elles ont continué à travailler toutes deux, en dépit de la fin de leur contrat par la survenance du terme ou sa résiliation, etc., c’est qu’elles ont scellé sans le savoir un nouveau contrat informel.
En définitive, nous ne pouvons inviter la Chambre commerciale qu’à faire preuve de cohérence et de courage : abandonner sa jurisprudence et consacrer la nature contractuelle spéciale de cette responsabilité. Elle pourra constater au reste que toutes les conséquences logiques de cette qualification redressée ont déjà été esquissées par ses décisions : application aux parties de la clause attributive de juridiction ou de la clause compromissoire stipulée, bref des clauses qu’il est d’usage d’appliquer après une rupture (auxquelles nous pourrions ajouter les clauses indemnitaires) ; possibilité d’invoquer subsidiairement les dispositions de la responsabilité contractuelle à l’exclusion de la responsabilité délictuelle, etc.
En particulier, l’abrogation récente de l’article L442-6 I 5° du Code de commerce par l’ordonnance du 24 avril 2019 fournit l’occasion de privilégier le principe de la survie de la loi ancienne propre aux contrats sur celui de l’application immédiate de la loi nouvelle propre aux situations délictuelles.
Il devrait donc être décidé, au nom de la sécurité juridique dont les contrats ont besoin, de n’appliquer le nouvel article L442-1 II qu’aux contrats conclus à compter de son entrée en vigueur.
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