L’activité des avocats français à l’heure du 8e paquet de sanctions contre la Russie.
Le 6 octobre 2022, dans un contexte géopolitique chargé, le Conseil de l’Union Européenne a adopté un 8e paquet de sanctions européennes contre la Russie et certains de ses ressortissants. Son règlement (UE) 2022/1904, qui vient modifier le règlement 833/2014, dispose désormais en son article 5 quindecies 2 qu’
« il est interdit de fournir, directement ou indirectement, (…) des services de conseil juridique (…) : (…) b) à des personnes morales, des entités ou des organismes établis en Russie ».
Que les avocats et conseils juridiques européens se gardent de prendre ce texte à la légère !
Ne pas l’observer expose ses contrevenants, s’ils sont établis en France, aux peines d’emprisonnement de cinq ans et d’amende (au double de la somme sur laquelle porte l’infraction) fulminées par l’article 459 du Code des douanes, auquel renvoie l’article L574-3 du Code monétaire et financier.
Relayé tel quel par les instances professionnelles des avocats, ce texte n’en comporte pas moins des zones d’ombre qu’il s’agit de chasser tant en ce qui concerne son champ d’application (I) que les dérogations qu’il envisage expressément (II).
I- L’interdiction par principe de fournir des services de conseil juridique.
Conformément au considérant n° 19 dudit règlement, les « services de conseil juridique » couvrent la fourniture de conseils juridiques aux clients en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit ; la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci ; et la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques.
Ils ne comprennent ni la représentation, ni les conseils, ni la préparation de documents ou la vérification des documents dans le cadre des services de représentation juridique, à savoir dans des affaires ou des procédures devant des organes administratifs, des cours ou d’autres tribunaux officiels dûment constitués, ou dans des procédures d’arbitrage et de médiation.
On aura relevé aussi que l’interdiction porte sur de tels services fournis à des personnes morales établies en Russie. De ce champ particulier se déduisent d’emblée deux considérations. D’une part, il se comprend a contrario que ces services juridiques peuvent toujours être accomplis par des avocats ou conseils juridiques européens au bénéfice de personnes physiques domiciliées en Russie. Prise à la lettre, les prestations de ce type demeureraient licites si elles sont destinées à favoriser l’exercice professionnel en Europe de telles personnes. En somme, lesdits avocats et conseils pourraient conseiller, assister ou représenter des entrepreneurs russes, mais pas des sociétés russes.
Pour l’heure, la lettre du texte interdit l’extension de l’interdiction aux personnes physiques professionnelles. N’y voyons qu’une question de temps ; cette brèche sera sans doute colmatée dans le futur. En tout état de cause, les avocats et conseils européens doivent éviter de prétendre fournir leurs prestations juridiques au dirigeant de la société russe dont ils sauvegardent les intérêts : la ficelle serait trop grosse ! La fraude, qui corrompt tout (fraus omnia corrumpit), pourrait aisément être dénoncée, d’autant que le nom du dirigeant est publié sur le registre des sociétés russe.
D’autre part, le texte de l’article 5 quindecies 2 du règlement 833/2014 nouvellement modifié donne à penser que les filiales françaises de sociétés-mères établies en Russie peuvent toujours et librement être conseillées, assistées et représentées par des avocats et conseils européens. Cette interprétation serait conforme à la règle, bien ancrée dans le système juridique continental, suivant laquelle les filiales sont réputées autonomes, du fait de leur personnalité morale distincte de celle de leur société-mère. En outre, on notera qu’aux termes du paragraphe 7 de cet article, sont exemptées de la prohibition les sociétés russes dont le capital est détenu ou contrôlé exclusivement par une personne morale du droit d’un Etat membre de l’UE.
L’inverse, qui consisterait à étendre la prohibition de services juridiques aux sociétés dont le siège se trouve dans l’UE mais dont le capital est détenu ou contrôlé exclusivement par une personne morale de droit russe, n’a pas été expressément retenue par le Conseil de l’UE. Or il est un adage, remontant au droit romain, qui irrigue nos règles d’interprétation : exceptiones sunt strictissimae interpretationis. Le §7 est d’interprétation stricte, en ce qu’il déroge au principe de la personnalité morale, et ne peut, partant, être interprété par analogie (a pari) pour s’étendre au cas des filiales françaises de société russe.
Le Règlement (UE) étire en revanche expressément sa prohibition des prestations juridiques fournies directement à ces entités établies en Russie aux prestations qui leur sont fournies indirectement. Inutile de préciser ici que le FAQ du Conseil de l’UE sera grandement attendu tant cette notion peut être sujette à débats, ce qui n’interdit pas d’égrener des hypothèses.
Songeons à l’avocat ou au conseil juridique français sollicité par un confrère établi hors de Russie et hors de l’Union Européenne, pour rédiger en sous-traitance un projet d’acte non prohibé devant être conclu in fine par une société russe. Il est hautement probable qu’il ne le pourra pas, même s’il n’entretient aucune relation juridique avec la société russe. Doit-on prêter attention au surplus à la connaissance ou l’ignorance qu’il a de l’identité du bénéficiaire final de ses prestations ? Cette recherche sera nécessairement entreprise s’il est question de lui infliger une peine pénale, laquelle suppose s’agissant d’un délit qu’il ait eu l’intention délictueuse requise par la loi.
Conservons à l’esprit cependant que l’avocat sous-traitant n’est pas exonéré des diligences d’entrée en relation au titre duquel il doit nécessairement s’enquérir de l’identité du client de son confrère. On peut en revanche considérer qu’il est permis à tout avocat ou conseil européen de bénéficier, sous la forme de dividendes, de la prestation juridique réalisée au profit d’une société russe par une entreprise de conseil non établi dans l’UE dans laquelle il serait régulièrement associé minoritaire.
II- La liberté par exception de fournir des services de conseil juridique.
Les exceptions organisées par l’article 5 quindecies sont passablement rares en matière de services juridiques. Les premières, connues, répètent des règles que reproduisent tous les règlements (UE) modificatifs publiés depuis le 23 février 2022.
D’abord, peuvent être accomplis les services de conseil juridique strictement nécessaires à la résiliation de contrats non conformes à ce texte, pour peu que la résiliation soit intervenue avant le 5 juillet 2022 si les contrats ont été conclus avant le 4 juin, ou qu’elle intervienne avant le 8 janvier 2023 si les contrats ont été conclus avant le 7 octobre (§3 et §4). Il s’agit d’assurer la bonne transition de la nouvelle règle posée par le Conseil de l’UE.
Ensuite, peuvent être fournis les services juridiques qui sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif (§6), à la garantie d’accès aux procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage dans un Etat membre de l’UE ou pour la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement ou d’une sentence arbitrale rendue dans un tel État (§7).
De ces importants paragraphes, il résulte que les avocats et conseils européens ont de plein droit licence pour assigner les autorités européennes devant le Tribunal de première instance de Luxembourg afin, par exemple, de contester l’inscription en Annexe I d’une société russe sur le registre des sanctions prévu par l’article 3 du règlement 269/2014 consolidé, sans avoir à requérir une autorisation spéciale de la part de leur autorité nationale compétente pour engager cette procédure. Ils peuvent aussi librement fournir en amont la consultation juridique préparatoire.
Dans le même ordre d’idées, ils peuvent sans aucun doute solliciter les autorisations organisées par l’article 4 du même règlement permettant à ces entités russes ciblées d’obtenir le déblocage ou la mise à disposition dérogatoire de leurs fonds ou ressources économiques gelés, sans avoir à requérir une préalable autorisation de fournir le conseil juridique de solliciter et rédiger cette demande d’autorisation.
Il est remarquable de constater que ces dérogations décrites au paragraphes 6 et 7 de l’article 5 quindecies précité ont le parfum de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elles s’enracinent en quelque sorte dans les principes essentiels à la démocratie libérale dont l’UE se proclame le héraut. On peut donc présumer, sans tomber dans la divination, que ces exceptions seront reproduites dans les règlements européens futurs et ce, quelle que soit l’évolution de la situation géopolitique actuelle, même s’il s’aggrave.
Observons enfin que les autorisations dérogatoires susceptibles d’être demandées par les avocats et conseils juridiques européens sont en plus faible nombre que celles dont peuvent bénéficier d’autres prestataires, plus heureux (§11). Ils peuvent seulement requérir cette autorisation s’ils fournissent leurs prestations juridiques à des entités ou organismes russes qui poursuivent des fins humanitaires ou qui promeuvent la démocratie, les droits de l’homme ou l’état de droit en Russie (§10 a) et b)).
Ici aussi, les FAQ du Conseil de l’Union sont attendues. On se doute en effet que les notions de « fin humanitaire » et « d’état de droit en Russie » puissent faire l’objet d’une interprétation différente, selon que l’on partage, ou non, les vues du Conseil ou celles du Kremlin. Une nouveauté consiste en revanche pour le Conseil de l’UE à prescrire un délai de deux semaines à ladite autorité pour donner ou non ces autorisations (§12) qui, de toute manière, sont théoriques en droit des affaires. On ne sait pas au demeurant si l’absence de réponse dans ce délai sera interprétée comme un refus, comme c’est le cas en droit français [1], ou une acceptation implicite de la demande d’autorisation présentée.
Ce nouveau règlement s’inscrit dans une double tendance lourde : (i) l’accroissement de la population des personnes touchées directement ou indirectement par les sanctions et (ii) le passage de mesures restrictives ciblées fondées sur le lien existant entre les personnes visées et la situation géopolitique, à des mesures de portée plus générale affectant sans distinction des personnes au regard de leur seule nationalité.
Étienne Épron et Jean-François Quievy
Associés chez Épron Quievy & Associés (EQA)
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