Sanctions : quand la lutte pour « nos valeurs » piétine « nos valeurs »

Etienne Epron a publié le 5 mars 2025 une tribune dans le magazine Omerta dont nous reproduisons ci-dessous le texte.
Les trains de sanctions successifs pris par l’UE à l’encontre de la Russie sont inédits par leur ampleur. Ces sanctions touchent aussi bien des entités publiques et privées que des particuliers. Problème : tant leur teneur que leurs modalités d’application violent des principes fondamentaux du droit européen.
Décidées au nom « de la démocratie », du respect « du droit international » ou de celui « des droits fondamentaux », les sanctions contre la Russie prises par l’UE à la suite de son attaque de l’Ukraine bafouent ces mêmes valeurs dans l’indifférence générale. Une situation inquiétante pour les citoyens. Florilège de ces contradictions entre les principes et les actes.
Dès le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a généré une réponse de l’Union européenne marquée par l’adoption de sanctions d’une ampleur inédite. Si l’objectif poursuivi par ces mesures semble légitime, leur mise en œuvre produit des effets collatéraux sur l’espace européen et son ordre juridique, ainsi que sur les droits fondamentaux des personnes physiques.
À l’occasion du troisième anniversaire de ce conflit, nous dressons un état des lieux des atteintes portées à nos principes juridiques et valeurs fondamentales, touchant aussi bien des ressortissants russes qu’européens. Loin d’être exhaustif, ce panorama met en lumière les principaux enjeux juridiques susceptibles d’interpeller aussi bien les praticiens du droit que les citoyens de l’Union.
Liberté d’expression
Depuis le début du conflit, chacun aura remarqué l’absence de médias relayant les positions politiques de Moscou. Pas étonnant, ces médias ont purement et simplement été censurés. Notre classe politique, prompte à qualifier la Russie de dictature, s’insurge fréquemment contre la loi russe sur les agents étrangers, qui contraint organisations ou médias présents en Russie et qui sont financés par des entreprises publiques ou des ONG étrangères à se déclarer comme tels et à avertir le public de leur absence d’indépendance lorsqu’ils s’expriment publiquement. Une loi fortement inspirée par le Foreign Agents Registration Act américain.
Médias interdits… dans une dictature ou une démocratie ?
Pourtant, ces mêmes responsables sont restés silencieux lorsque les médias français financés par la Russie, notamment Sputnik et RT France, ont été censurés par le règlement européen 833/2014. Au-delà même de ces médias, de nombreux canaux de l’application Telegram ont également été bloqués sur simple décision du ministère de l’Intérieur. Les autorités européennes ont donc mis en place un cadre dans lequel les sources d’information accessibles au public présentent désormais une ligne homogène peu susceptible d’être contredite : la Russie est une dictature censurant les opinions dissidentes, tandis que l’Union européenne est un espace de protection des libertés et de la démocratie.
Atteintes à la liberté d’exercice de la profession d’avocat
Le règlement 833/2014 impose de nombreuses restrictions affectant les ressortissants européens. Si dans le contexte, nul ne récuse celles concernant les entreprises des secteurs de la défense, de l’énergie, des infrastructures ou du commerce de biens à double usage, la limitation de l’exercice de la profession d’avocat est plus contestable. Ainsi, l’interdiction faite aux avocats de conseiller des entreprises russes constitue-t-elle une atteinte significative à l’exercice d’une profession pourtant essentielle au fonctionnement de l’État de droit. En empêchant ces entreprises d’accéder à des conseils juridiques, cette mesure apparaît en outre contre-productive, puisqu’elles ont besoin de conseils juridiques pour se conformer aux obligations que leur impose l’UE. À défaut, outre le gel de leurs actifs européens, ces entreprises, dirigeants et associés risquent l’engagement de leur responsabilité pénale. Le recours en exception d’illégalité contre cette interdiction déposée par l’Ordre des avocats de Paris n’a, hélas, pas abouti.
Procédure à charge
Droits de la défense, droit à un procès équitable
Au-delà des interdictions et de la censure visant des personnes européennes non sanctionnées, la question centrale demeure celle de la situation des personnes physiques nommément visées par le règlement 269/2014.
Distinguons ici trois étapes :
• La procédure à l’issue de laquelle le Conseil de l’UE décide de placer quelqu’un sous sanctions ou de le maintenir.
• Les motifs au titre desquels ces sanctions sont décidées.
• Les voies de recours offertes aux personnes sanctionnées.
Rappelons que ces sanctions entraînent des atteintes significatives à plusieurs droits fondamentaux des personnes sanctionnées, notamment à la liberté d’aller et venir, au droit de propriété, à la liberté d’entreprendre et, bien souvent, au droit au respect de la vie privée et familiale. Autant de droits garantis aux individus par les normes nationales et européennes.
Certes, ces droits peuvent être restreints en matière pénale, où amendes et peines de prison peuvent être prononcées. Mais une telle décision résulte d’une procédure très stricte, comprenant une instruction à charge et à décharge, l’intervention d’avocats et un jugement dont la solennité et la formation dépendent de la gravité de l’infraction et des peines encourues.
Pour les sanctions, rien de tel n’existe : ces mesures sont adoptées discrétionnairement. Leur mise en œuvre relève de la seule décision du Conseil de l’UE, en l’absence de toute instruction contradictoire préalable. Les éléments de preuve avancés à l’appui de ces décisions proviennent souvent de sources dont la fiabilité peut être questionnée, dont des articles de presse non vérifiés, des études de think tanks américains ou atlantistes ou encore des correspondances d’acteurs directement impliqués dans le conflit, tels que des représentants diplomatiques ukrainiens.
Une forme d’ingérence politique
Ces éléments ne font l’objet d’aucun contrepoids par des sources à décharge, ce qui pose un problème grave d’impartialité et d’objectivité dans l’établissement des faits. Qui plus est, le contrôle juridictionnel de la décision est effectué uniquement a posteriori. En cas d’erreur, la personne concernée peut ainsi se retrouver sanctionnée pendant de longs mois, voire des années, avant d’obtenir une éventuelle rectification par le juge. Nous reviendrons ultérieurement sur l’efficacité relative des voies de recours existantes.
Enfin, il est important de noter que les ressortissants russes ne doivent pas nécessairement entretenir de liens avec le conflit ukrainien ou les autorités russes pour être sanctionnés.
Atteinte à la liberté d’entreprendre
Comme nous avons l’avons souligné dans nos écritures devant le tribunal de l’UE, les sanctions peuvent potentiellement viser tout entrepreneur en raison de sa simple nationalité. À titre d’illustration, le propriétaire d’un food truck vendant des sandwiches sur la place Rouge, indépendamment de ses opinions politiques et de la taille modeste de son activité, pourrait être sanctionné au motif que le secteur agroalimentaire contribue aux recettes fiscales de l’État russe.
Atteinte à l’expression démocratique
Un autre point soulevant des interrogations juridiques concerne les sanctions visant des parlementaires russes en raison de leurs votes. Sanctionner un représentant élu pour une prise de position dans le cadre de ses fonctions parlementaires constitue une atteinte au principe de libre exercice des mandats électifs.
Si ce n’est toi, c’est donc ton frère
Au-delà de l’atteinte au fonctionnement d’une institution démocratique, ces mesures peuvent être perçues comme une forme d’ingérence dans le processus politique russe. Elles introduisent un précédent où des élus pourraient être incités à voter en fonction des attentes de puissances étrangères, sous la menace de représailles individuelles. Une telle situation soulève des questions quant au respect des principes fondamentaux du droit international en matière de souveraineté et d’indépendance des institutions législatives.
Atteinte à la vie familiale
Les sanctions ne se limitent pas aux individus directement impliqués dans l’économie ou la politique russes, mais s’étendent également à leurs proches. Les épouses et enfants d’hommes d’affaires sanctionnés peuvent eux aussi faire l’objet de mesures restrictives au seul motif qu’ils bénéficient, directement ou indirectement, des ressources financières de leur conjoint ou parent.
Cette approche entre en collision avec le respect du principe de responsabilité personnelle, qui constitue un fondement essentiel du droit. En matière pénale, un individu ne peut être sanctionné pour des actes commis par un tiers, même si ce dernier fait partie de sa famille. On en vient en somme à sanctionner les proches non pas en remplacement, mais en complément de la sanction contre une personne nommément visée.
Caractère perpétuel des sanctions, déni de justice et atteinte à l’État de droit
Les autorités européennes soutiennent que les sanctions sont par nature temporaires et conservatoires et qu’elles n’ont donc pas à présenter les mêmes garanties procédurales qu’en matière pénale, la situation des personnes sanctionnées étant réévaluées semestriellement.
Mesures discrétionnaires
Cependant, la pratique des sanctions contredit cette prétendue nature provisoire. En effet, en matière de Politique Européenne de Sécurité Commune (PESC), le Conseil de l’UE cumule les fonctions de législateur – car il détermine les critères permettant de sanctionner – et d’organe exécutif de l’Union en prenant la décision effective de sanctionner une personne.
Ainsi, force est de constater que, lorsqu’une personne sanctionnée réussit à faire annuler les sanctions à son encontre, le Conseil reste libre de les réimposer en se fondant sur un critère différent ou sur l’évolution de la situation de l’intéressé. Ainsi, les annulations ne valent que pour le passé et, tant que la volonté politique de sanctionner une personne demeure, les recours judiciaires resteront lettre morte. Songeons à ces personnes sanctionnées au titre de leurs activités professionnelles, qui quittent toutes leurs fonctions et font ainsi annuler chaque renouvellement à leur encontre – car le Conseil avait omis de mettre à jour semestriellement la situation des intéressés (sic) – et qui se retrouvent in fine toujours sous sanctions, mais au titre d’un autre motif et par application d’un autre critère, car tel individu est le fils de son père, par exemple.
Du reste, comme c’est arrivé en juin 2023, lorsque les annulations judiciaires sont trop nombreuses, car les critères réglementaires trop étroits, le Conseil, revêtant alors sa casquette de législateur, peut amender le texte du règlement afin que le tribunal ne trouve plus à y redire.
Certains juristes de renom ont ainsi souligné que le fonctionnement des sanctions leur confère un caractère perpétuel qui ne peut être levé qu’en cas de changement de volonté politique. Cette réalité découle du fait qu’après une annulation judiciaire, les sanctions ne sont levées qu’à condition que le Conseil prenne une décision expresse en ce sens, ce qui n’est pas toujours le cas.
Pile, je gagne, face, tu perds
Ainsi, on connaît le cas d’une personne ayant démissionné de toutes ses fonctions dès sa mise sous sanctions, a vu celles-ci renouvelées par le Conseil sans modification de grief. Ce faisant, le tribunal de l’UE a annulé toutes les décisions de renouvellement, mais pas la décision initiale de sanction, les démissions n’étant intervenues que postérieurement. Assez singulièrement, cette personne est restée sanctionnée, le Conseil n’ayant pas pris le soin de la retirer des listes. Les autorités françaises, n’y trouvant rien à redire, arguent que la décision initiale à son encontre n’a pas de limitation temporelle. Cette illustration démontre le caractère perpétuel des sanctions et l’absence de voies de recours efficaces.
D’aucuns désigneraient cette situation comme un cas patent de déni de justice aux effets contre-productifs : si le but des sanctions est de faire changer le comportement des personnes concernées, quel en est l’intérêt si les sanctions demeurent, même lorsque ces personnes s’exécutent ?
Bien que perçues par une partie de l’opinion publique européenne comme légitimes compte tenu de l’invasion de l’Ukraine, les sanctions soulèvent pourtant des questions importantes liées au respect des principes juridiques fondamentaux des pays européens et aux valeurs que ceux-ci affirment défendre.
Si nécessité fait loi et que l’état de quasi-guerre avec la Russie en est l’expression, il ne faut pas ignorer les conséquences de cette situation. En acceptant que ces droits soient bafoués à l’encontre de personnes physiques russes, même en l’absence de tout état de siège ou d’état d’urgence, tels que prévus dans notre Constitution et par la loi, quelle sera la légitimité des citoyens européens à s’opposer, à l’avenir, à des restrictions similaires de leurs propres droits fondamentaux ? La question se pose également pour les ressortissants d’autre pays venus placer leurs avoirs dans un espace en pensant que l’État de droit y est de rigueur et qui découvrent qu’ils peuvent y être soumis à l’arbitraire politique. L’UE dilapide là un précieux capital, la confiance.
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